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Vernaculaire numérique | Les ruines du modernisme : un nouveau terreau

destruction de l’ensemble de Pruitt-Igoe

Destruction de l’ensemble de Pruitt-Igoe

Le détournement systématique du désir vers des productions marchandes a engagé nos sociétés industrialisées dans un développement néfaste pour l’humanité, détruisant la diversité des individus et de leurs environnements. Il est grand temps de remettre les idées d’identité et d’individuation au centre des préoccupations afin de développer la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Dans son ouvrage “Aimer, s’aimer, nous aimer” (aux éditions Galillée en 2005), le philosophe Bernard Stiegler dénonce le manque d’expérience esthétique dans la vie contemporaine comme étant une des principales causes de la perte d’individuation. Nos sociétés ont bâti en l’espace de deux générations des individus-consommateurs soumis aux mêmes envies et sentiments, aux mêmes manipulations et lois, qui remplacent notre singularité par des stéréotypes programmés.

Le rôle de l’architecture dans cet état de fait n’est pas des moindres. Les villes ont perdu leur caractère séculaire, les villages et nos campagnes se sont dépeuplés au profit de grands ensembles préfabriqués. Comment aujourd’hui, malgré les stigmates de la modernité, trouver les moyens de réintroduire le caractère vernaculaire dans nos habitats? Comment retrouver la pratique de l’espace public des villes et des échanges sociaux? Quelles seront les réponses organisationnelles pour nous inscrire dans une réalité sociale, soucieuse d’individualiser le citoyen dans un monde qui détruit les processus d’individuation?

indivuduation: nf (1551; empr. au lat.scolast. individuatio “fait de devenir un individu, d’être doté d’une existence singuliére”, XIII s. du supin de individuare -> individuer)
1 Didact. Ce qui différencie un individu d’un autre de la même espèce, le fait d’exister en tant qu’individu avec des caractères particuliers qui s’ajoutent à ceux de son espèce.

“En face de l’uniformité de l’ordonnance universelle, les dieux apparaissent comme des principes d’individuation. Ils ont une personnalité. Ils fixent un type.” (R. Caillois, l’Homme et le Sacré ed. Folio Essais).

Dans son ouvrage Éloge du carburateur parut en 2010, le philosophe Matthew Crawford analyse la situation contemporaine de la société postindustrielle. Cette dernière tente de renverser le paradigme de la société industrielle en la faisant dorénavant reposer, non pas sur le matériel, mais sur la subordination des éléments matériels (matières premières et machines) à des éléments immatériels (connaissance et information) dans l’organisation sociétale.  Selon lui, le passage à des emplois de service ne constitue en rien une évolution face aux critiques émises ci-dessus. Bien au contraire il considère ces emplois comme peu stimulants intellectuellement et tout aussi opaques que le travail à la chaîne, la finalité du travail étant prédéterminées en amont. En fait l’aliénation salariale serait même exacerbée.  Pour Matthew Crawford la revalorisation du travail passe par le travail manuel de type artisanal. Ainsi un certain type de travail en col bleu serait, en comparaison avec le travail en col blanc, plus porteur de gratifications psychologiques ou symboliques et solliciterait plus les capacités de jugement de l’individu. Les travailleurs artisans sont plus en mesure d’apprécier et de maîtriser l’aboutissement de leur travail que des chargés de communication (poste emblématique de la société postindustrielle). Le savoir-faire requis par les métiers de l’artisanat et le lien social qui découle de la nécessité de proximité avec le consommateur rendent moins vulnérable à la délocalisation qu’un emploi de bureau. Ainsi le travail artisanal permettrait de réconcilier au sein de petite localité (quartier, ville, région) la mixité des activités dans un tissu urbain à tendance monofonctionnel.

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William Morris 

Matthew Crawford n’est pas le premier à prôner un accomplissement du travailleur par le travail de type artisanal. Dans lesannées 1870 William Morris, fondateur du mouvement Art &Craft et père de la préservation du patrimoine historique, préconisait déjà une solution similaire pour l’individuation de la masse ouvrière anglaise. Il donnait l’alarme sur le problème des déchets produits par ce qu’il appelait le « labeur inutile ». Depuis la conférence qu’il donna à Londres à un groupe d’ouvriers, qui restera à la postérité sous le nom « usefullwork vs uselesstoil », peu de choses ont finalement changé, sauf peut être la croissance exponentielle des déchets et du « labeur inutile ». Ces déchets proviennent de la surconsommation produite par la surproduction mais ne sont pas liés à la survie ou à la beauté. Ils sont la conséquence du principe d’obsolescence planifiée retenu par l’industrie (qui aide à créer des ventes répétées ainsi que des montagnes toujours plus élevées dans nos sites d’enfouissement), et de la consommation effrénée d’énergie aux ressources limitées ainsi que de leur extraction, en particulier pour les énergies fossiles. Le labeur inutile se réfère pour William Morris à toutes les tâches, qu’elles ne produisent pas de valeur pour la société (même si elles enrichissent quelques individus) ou qu’elles appauvrissent le bien commun. William Morris était un élève de Ruskin et fut de ce fait un des piliers du mouvement culturaliste en urbanisme. Grand défenseur de la beauté vernaculaire, voire pittoresque, des modèles médiévaux, il fut un des premier à s’élever pour une prise de conscience de l’environnement en dénonçant la destruction du paysage anglais par l’industrialisation. Il fut aussi précurseur de la réduction du temps de travail, non seulement pour accorder aux ouvriers du temps de repos, mais surtout pour qu’ils puissent avoir le temps nécessaire de pratiquer un loisir afin de profiter de la vie. William Morris considérait que les êtres humains veulent travailler à la production d’objets  de valeur et de beauté. L’artisanat est au cœur de la philosophie de William Morris. Le consumérisme, comme nous l’avons décrit précédemment, est donc diamétralement opposé à la philosophie de l’utilitaire et de la beauté de William Morris. Rendu possible par la révolution industrielle le consumérisme a plongé des millions de travailleurs de pays en voie de développement dans des conditions proches de celles subies par la classe ouvrière anglaise au XIXème siècle décrite par Charles Dickens. William Morris avait également une haine pour l’économie dite FIRE en Angleterre (Finance Insurance and Real Estate) c’est à dire l’économie basée sur les métiers de la finance, de l’assurance et de l’immobilier, qu’il considérait comme des parasites au même titre que les services publics. Il considérait d’ailleurs la majeure partie des emplois de son époque comme parasitaire car ne répondant pas à son credo. Ainsi sont parasitaires les métiers de la vente, du marketing, de la publicité, des relations publiques, de la consultation, du travail juridique, de la comptabilité, nécessaires à toute grande entreprise industrielle. William Morris considérait ces métiers comme des labeurs inutiles sans prendre en considération les conditions de travail et les salaires pratiqués. Appliquer les principes de William Morris dans une société industrielle voire post industrielle est impossible. Mais dans une société en proie à des problèmes de raréfaction des combustibles fossiles, de changement climatique, de déforestation, de rareté de l’eau, d’épuisement des zones de pêche et d’érosion des terres agricoles, William Morris apparaît comme un avant-gardiste du mouvement de la durabilité. Dans son roman utopique Nouvelles de nulle part, il décrit une société agricole de petites villes et de villages sous gouvernance démocratique avec la parité des sexes, qu’il jugeait compatible avec ses principes de décentralisation. Il nous offre dans son roman une vision radicale, pas si éloignée de celle proposée aujourd’hui pour la relocalisation de la société humaine, en réponse aux défis menaçant la survie de notre propre espèce. Deux principes directeurs sous tendent la pensée sociale de William Morris : la nature doit être le guide de l’esthétique pour la société et le plaisir dans le travail est une condition nécessaire à la beauté. Ces principes peuvent être une bonne base de départ s’il s’avère nécessaire de refonder l’ensemble de la société pour permettre une faible dépense énergétique et une grande satisfaction de ses membres.

Le 15 juillet 1972, commence la démolition de l’ensemble d’habitations de Pruitt-Igoe à Saint Louis, dans le Missouri. Pour Charles Jenks cet événement marque l’entrée dans l’ère de la « Postmodernité » (Le langage de l’architecture post-moderne parut en 1977). L’ensemble fût construit par l’architecte Minoru Yamasaki, architecte d’édifices de transition si il en est puisqu’il est également l’architecte des tours du World Trade Center. L’ensemble d’habitations de Pruitt-Igoe est un des premiers ensembles américains issus des réformes et des principes du CIAM et de Le Corbusier. Sa destruction, due en grande partie à la ghettoïsation de ses occupants induite par la composition même de ses espaces, marque la transition entre l’application scrupuleuse du « manuel de la machine à diviser » et l’avènement de la « ville générique  » expliquée par Koolhaas dans son texte du même titre paru en 1995. Koolhaas considère que la ville traditionnelle est morte, mais il estime néanmoins que sa carcasse constitue le terreau sur lequel peut se développer une post-ville : la ville générique. Marqué par la mondialisation et le phénomène de  métropolisation des grandes villes, Koolhaas préconise un passage à une forme unique de ville qui ne répondra plus à l’emprise de son centre, de son histoire et de son identité propre. Cependant une histoire subsiste dans cette ville générique mondialisée, celle de sa patrimonialisation. C’est son principal atout économie et il est survalorisé à excès. La ville ressemble plus à Disney Land qu’à une ville ayant traversé les siècles, autrement dit c’est un ersatz de ville. « La machine à diviser » a changé de nature et a évolué vers « une fabrique à pastiche ». Bien que la ville générique soit une ville déterritorialisée, ses caractéristiques apparaissent pourtant comme son identité graphique, souvent dans la surenchère : « si elle est au bord de l’eau, des symboles fondés sur l’eau seront répandus sur l’ensemble de son territoire. Si c’est un port on verra apparaître des bateaux et des grues jusque loin dans les terres (…). S’il y a une montagne, chaque brochure, menu, ticket, panneau mettra l’accent sur le sommet ».  Cette ville générique a surpassé le caractère des lieux en réduisant l’espace public et la rue à des simples illusions de ville. Les quartiers et les villages, laissés pour compte, font même appel à des vitrines virtuelles comme grande illusion de caractère vernaculaire. Le consumérisme, la postmodernité, le patrimoine et la déterritorialisation seraient les attributs de cette ville générique débouchant à leur tour sur les grandes attractions que sont les musées, les hôtels, les aéroports et les fronts d’eau. Cette ville rappelle Sartre dans ses mots :  » tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».

La planification traditionnelle n’a aucun sens dans la ville générique dont l’évolution est beaucoup trop rapide pour permettre une organisation bureaucratique. C’est peut être l’élément décisif à retenir dans la ville générique, résultat d’une urbanisation sans planification. A la manière de racines issues de graines tombées au hasard, son développement ne tient que peu compte des résidus géométriques des ruines modernes et, parce qu’elle se régénère aussi vite qu’elle est apparue, elle offre une nouvelle trame bien plus organique que celle sur laquelle elle s’est implantée. Cette urbanisation non planifiée laisse un tissu déchiré et produit des lambeaux de territoire. Ces délaissés de la suburbanisation et de la désindustrialisation sont les décombres de projets avortés et de futurs abandonnés. Néanmoins ces résidus témoignent d’une certaine forme de liberté retrouvée vis-à-vis du tissu dense et fortement réglementé des centres historiques. Ces résidus sont le véritable terreau à même d’accueillir les nouveaux fondements (peut être sans réels fondations structurelles) d’une réhabilitation de l’individuation dans la ville. Cet urbanisme « entropique » (qui désigne un état causé par un système en désordre)ne répond pas aux dictas des planificateurs, d’ailleurs il ne le pourrait pas car il s’agit d’un nouvel univers urbain auto organisé.

nuova-immaginephoto Las Vegas issue de GAMMM

La marche de la ville générique est quasi inéluctable mais c’est dans les espaces résiduels, sans limites et en perpétuelle mutation, que réside le réel potentiel de régénération d’individuation. Par son auto organisation elle est à même d’accueillir une réhabilitation d’un vernaculaire authentique à même de pouvoir rivaliser avec sa nature d’usine à pastiche, voire de la renverser.  Lors de sa conférence du 1er octobre 2009 au Centre Pompidou, Andrea Branzi fait l’hypothèse de l’évolution de la ville générique vers un modèle de ville englobant toutes les autres métropoles, une ville mondiale. Selon © Prospective Foresicht Network, la population urbaine mondiale en 1900 était de 170 millions et pourrait passer à 6.3 milliards en 2050 (soit plus des deux tiers de la population mondiale). C’est pour tenter de mieux anticiper cette profonde mutation, plutôt que de l’empêcher, qu’Andrea Branzi propose une nouvelle Charte d’Athènes. Cette « grande ambition », comme il la présente lui-même, se base sur un constat : « Notre société vit et se développe à condition d’être capable de se reformer en permanence ». Cette nouvelle charte devrait changer la vision de la ville et de l’architecture. Elle annoncerait la fin de la ville contemporaine telle que nous la connaissonsAndrea Branzi voit l’avenir de la ville comme une « Favelas Hi Teck », c’est-à-dire comme une structure flexible capable de s’adapter positivement aux perpétuelles évolutions de la vie contemporaine, ce que la rigidité des bâtiments contemporains empêche. Jusqu’à présent les bâtiments étaient conçus avec une spécialisation qui rendait leur conversion longue et difficile, donc coûteuse.

Aujourd’hui l’évolution des technologies et leur matérialisation par des appareils et des machines outils rendraient possible une spécialisation changeante de tous les espaces en temps réel. La ville devrait suivre un modèle d’urbanisation faible, sans solutions formelles permanentes puisqu’elle serait dorénavant flexible. L’évolution énergétique serait ainsi plus aisée à suivre puisque ne remettant pas en cause tout le modèle préexistant. L’agriculture et l’architecture cohabiteraient alors côte à côte. Cette ouverture de la ville permettrait une cohabitation de toute la biodiversité, en faisant ainsi un « lieu d’hospitalité cosmique ». Les bâtiments seraient dorénavant comme des organismes capables d’accueillir, non plus une, mais une infinité de fonctions, comme un système électronique capable de répondre à toutes les fonctions. L’enjeux ne serait plus de construire frénétiquement mais de réutiliser le construit déjà existant, en le transformant radicalement à travers de micro projets réversibles, faisant basculer l’économie actuelle de l’architecture vers de micro-économies domestiquées. Ces bouleversements feraient alors apparaître la ville comme un grand espace concave où s’enchaînerait une multitude d’espaces intérieurs en perpétuelle mutation. Andrea Branzi nous livre des solutions pour réintégrer du lien social et de l’individuation dans la ville. Le projet Elemental de Alejendro Aravena illustre assez bien la Favelas High Tech dont parle Branzi. Cette architecte chilien a construit dans un bidonville au Mexique un ensemble de logements. Par faute de budget, l’ architecte ne pouvait pas construire la totalité des logements prévus. Il a donc décidé de construire la moitié des logements et de laisser une place vide couverte entre deux unités dédiée à l’auto construction. De cette manière, les logements auto construits sont raccordés à l’électricité et à l’eau ce qui semblait être la priorité.

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ELEMENTAL Alejandro Aravena

La nouvelle charte d’Athènes commence à se concrétiser par la croissance des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Il n’est pas encore possible de constater réellement l’impact de ces NTIC sur la morphologie de la ville, mais on peut noter la montée en flèche des flux matériels et virtuels qui relient et rendent interdépendants les composants de la ville, comme les quartiers et les bâtiments. L’espace public, avec ce qui le compose, est ainsi bouleversé dans ses qualités physiques et hospitalières, rendant désormais l’urbain conditionné par son environnement virtuel. C’est cette nouvelle dimension de la cyber ville qui tend de plus en plus à s’articuler avec l’urbanité réelle, entraînant ainsi un bouleversement des relations sociales et des formes d’urbanité. « L’homo numericus » peut désormais s’équiper d’outils et de prothèses qui lui permettent d’expérimenter et de percevoir de nouveaux rapports sensoriels avec la réalité physique et construite de la ville, sorte de cyber architecture beaucoup plus flexible et personnalisable. Cette nouvelle dimension virtuelle et connectée participe pour l’instant encore à un nouvel espace démocratique puisque l’universel et le réseau mondial coopèrent avec le blog individuel et les interactions de proximité. Les modes de vie et l’organisation des villes commencent à s’orienter sur des bases d’activités à la fois physiques et virtuelles. Il s’agit d’une révolution sur la question programmatique du bâtiment et de l’îlot. Si un édifice comprenait dans sa programmation plusieurs fonctions, certaines d’entres elles sont devenues externes à l’édifice (soit elles ont migré soit elles sont devenues totalement virtuelles). Dans ce contexte un bâtiment n’occupe plus seulement un site physique, il est aussi relié à des réseaux qui rendent son programme plus flou et évolutif, donc plus facilement renouvelable voire accaparable par les citoyens. Ces nouveaux rapports entre l’individu et son environnement, cet écosystème hybride, mêlant réalité matérielle et cyber espace, sont à mon sens le chemin vers la récupération de l’urbanisme entropique pour une individuation basée sur la collaboration citoyenne.

Bibliographie
Livres:
-Rem Koolhas, Junkspace – Repenser radicalement
l’espace urbain, Payot, janvier 2011
-Rem Koolhas, La ville standard, l’espace-poubelle,
la ville standard, Bignes: Payot, 2008.
-Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer, 2003
-Bernard Stiegler, Repenser l’esthétique, pour une
nouvelle époque du sensible, Esthétique et société,
Paris, L’Harmattan, 2009
-Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités,
Seuil, 1979.
-Françoise Choay, Pour une anthropologie de
l’espace, Seuil, 2006.

Sites internet :
-http://multitudes.samizdat.net
-http://d6metropolefroide.wordpress.com
-http://www.media.mit.edu/
-http://www.arsindustrialis.org/
http://www.aec.at/about/en/
-http://openarchitectures.wordpress.com
-http://fing.org/?-Projets-

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