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Imaginaires Rationnels | Histoire de la SF : Les Précurseurs

Le voyage dans la Lune (© Georges Méliès : Collection cinémathèque française)

Le voyage dans la Lune (© Georges Méliès : Collection cinémathèque française)

            Rick Deckard suspendu au-dessus du vide par un replicant, l’explosion de l’Etoile Noire, des prescients pour vous condamner par avance, un Extra-Terrestre recueilli par un gamin, l’omniscience de Big Brother, les formes changeantes du T1000, « 42 » comme réponse, le cœur artificiel de Tony Stark, les noms irrévérencieux des Vaisseaux de la Culture, le lien entre le Vers et L’Épice, l’infaillible portée de la psycho-histoire, le glorieux destin des méta-barons, un anneau pour les gouverner tous, l’irrépressible appel du vide du Major Tom, des citoyens de catégorie Epsilon, les anarchistes de la Volte, des pompiers qui allument des feux, le Yi-Qing qui se trompait de réalité, la Belle et la Bête sur le Nostromo, un mendiant à Benares quêtant via un lecteur de CB, un Duke bien bourrin qui dégomme des cochons-flics pour sauver les stripers de Los Angeles, des tapis de cheveux pour consacrer la pire des vengeances, une société férocement divisée entre partouzeurs ascensionnels et pecnots horizontaux, les turpitudes d’un Alcide Nikopol squatté par un  dieu égyptien, un Soleil Vert comme dernier repas… Voilà un florilège d’images que j’hérite de mes lectures, visionnages, écoutes… de ce qui a fini par devenir un bruit de fond de notre société. Ces fractions constituent une partie des images qui m’ont marquées dans le très large et très vague registre de la Science-Fiction, et je suis certain que n’importe quel quidam en porte de semblables avec lui. La science-fiction construit des imaginaires, toutes sortes d’imaginaires, qui vivent à travers nous et contribuent à modeler la manière dont nous percevons le passé et le présent, mais qui surtout peuvent influencer la manière dont nous envisageons l’avenir. En ceci, il ne saurait être superflu d’examiner les imaginaires rationnels dans lesquels nous baignons, et d’essayer de voir où ils nous emmènent…

 

 

            Certains courants culturels apparaissent du fait de la volonté d’un artiste ou d’un collectif, suite au constat d’un manque, par réaction à une forme de classicisme, par revendication politique… De tels courant bénéficient généralement d’un acte fondateur, qui peut être une œuvre ou un manifeste, une déclaration, un événement en somme qui le défini, l’encadre, et le situe dans son époque, généralement par opposition aux courants dominants. On peut par exemple penser au futurisme et à son manifeste, ou au naturalisme de Zola qui marquait une volonté de se démarquer du romantisme ambiant de l’époque en décrivant crûment la réalité sociale de son temps. De tels courants sont définis et identifiables.

Ce n’est pas le cas de la science-fiction.

             Le fait que le corpus science-fictionnel (limité à la littérature aux origines, maintenant étendu à tous les supports culturels) soit aussi incroyablement hétérogène rend complexe toute tentative de définition précise, et inconsistante toute velléité de classification utile. Il me semble en effet que, contrairement aux autres genres, la science-fiction ne bénéficie d’aucune forme d’unité qui soit transversale à l’ensemble de son corpus. Si par exemple le courant naturaliste de Zola et de ses pairs pouvait se définir par une unité stylistique, si le western peut se définir par une unité spatio-temporelle, si le polar peut se définir par une forme d’unité narrative… les œuvres de science-fiction, elles, ne font preuve d’aucune semblable constance : vous ne trouverez pas de critère simple permettant de définir le genre.

            En somme, la notion de science-fiction est difficile à utiliser car elle recouvre un trop grand nombre de manifestations différentes. Cela-dit, la manière la plus simple de lui donner du corps est sans doute d’aborder le corpus sous l’angle de sa chronologie, ce qui va nous permettre de présenter succinctement les divers courants qui ont émergé depuis les origines du genre tout en montrant que la SF, loin d’être déconnectée de la réalité, tend à refléter les problématiques, les espoirs et les craintes, de l’époque qui l’a engendrée. Une partie de ce qui va suivre s’inspire de l’essai de Raphaël Colson et André-François Ruaud, Science-Fiction, une littérature du réel, (Klincksieck, Paris, 2006), un édifiant ouvrage (plus long, mais plus précis et moins grossier que le présent billet) dont je recommande vivement la lecture.

Albert Robida, « La sortie de l’Opéra en l’an 2000 », 1882?

Albert Robida, « La sortie de l’Opéra en l’an 2000 », 1882?

    Si le terme de « science-fiction » ne devient représentatif d’un genre qu’à la fin des années 1920, il existe déjà à ce moment une littérature d’anticipation qui connaît un certain succès depuis la seconde moitié du XIXeme siècle. L’époque est celle de la première révolution industrielle, le moment de l’histoire humaine où les sciences se trouvent assez développées pour permettre des applications, où l’avènement de la technologie permet les premières conquêtes de l’Homme sur la nature : la maîtrise de la vapeur apporte la rapidité du  train et la force industrielle du marteau-pilon, l’essor de la biologie entraîne l’hygiène publique et la prophylaxie qui font exploser l’espérance de vie, les débuts de l’électricité semblent annoncer un avenir lumineux… Dans ce contexte de succès techno-scientifiques apparemment inarrêtables, la notion même de progrès change, passant d’une idée assez floue à : « ce que la machine fait mal aujourd’hui, elle le fera bien demain ». Imprégnés par ce nouveau rapport au monde, certains auteurs de fictions entreprennent ainsi de projeter les réalisations futures de ce miracle technologique tout en les intégrant à leurs œuvres. Vous connaîtrez sans doute quelques romans de la grande œuvre de Jules Verne, dont l’essentiel des Voyages Extraordinaires (62 romans publiés entre 1863 et 1919) est principalement dédié à la vulgarisation scientifique et à la célébration du progrès technique. En extrapolant les récentes découvertes, Verne imagine nombre d’objets dépassant les capacités techniques de son époque, comme le canon permettant de se rendre sur la lune (De la Terre à la Lune, 1865) ou le Nautilus (Vingt mille lieues sous les mers, 1870), tout en restant dans le champ de la rationalité scientifique. D’une manière plus métaphorique, J.-H. Rosny aîné fait également l’apologie du rationalisme et de l’innovation technique dans sa nouvelle Les Xypéhuz (1888), récit décrivant des tribus humaines préhistoriques exterminant une menaçante culture d’êtres-vivants minéraux (si-si!) grâce à l’observation scientifique et à la création d’armes nouvelles.

Albert Robida; « Les cours par téléphonoscope», La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893],in-texte p. 25.

Albert Robida; « Les cours par téléphonoscope», La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893],in-texte p. 25.

De son côté, l’illustrateur et écrivain Albert Robida construit une anticipation du vingtième siècle moins axée sur les prouesses de la technologie que sur son infiltration et ses conséquences sociales (comme l’émancipation des femmes). Ses visions tendant vers l’utopie sont développées à travers des romans illustrés comme Le vingtième siècle (1883) ou La vie électrique (1890), ainsi que dans son hebdomadaire satirique La Caricature, mais Robida se démarque cependant par une rare lucidité en envisageant les conséquences effrayantes de la science dans La guerre au vingtième siècle (1883/1887).

            D’une manière générale, la littérature d’anticipation de la fin du XIXème reste tout de même centrée sur la création d’objets, de machines, qui ne sont que des outils créés par l’Homme pour confirmer son emprise alors naissante sur la nature. L’éventualité que ces puissants outils puissent finir par transformer ceux qui s’en servent semble en revanche largement occultée, sans doute par la tonitruance de leur incroyable efficacité.

            Cependant, Colson et Ruaud identifient dès cette époque de précurseurs deux courants qui perdureront tout au long de l’évolution de la science-fiction. Le premier, majoritaire, s’articule autour de récits d’aventure récréatifs ne servant que de support à la promotion d’idéaux technologiques, à la foi en un progrès scientifique prometteur de lendemains chantants. Jules Verne, nous venons de le voir, incarne particulièrement bien ce courant. Le second, plus ambigu et moins représenté, entretiendra une vision moins optimiste concernant les fruits de la science. Des romans de la veine de La Machine à explorer le temps (1895) ou L’Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells, pour ne citer qu’eux, portent certains questionnements quant à l’identité humaine, au rapport à l’innovation, et trahissent une angoisse concernant le devenir de la société industrielle.

            Tant en Europe qu’aux États-Unis ces nouvelles littératures, parfois qualifiées de scientific romance, connaissent en tout cas un large succès et ne semble pas voir leur réputation ternies par le « manque de sérieux » qu’on pourra leur reprocher plus tard au XXeme siècle. En France, le premier lauréats du prix Goncourt (John-Antoine Nau pour Force ennemie, La Plume, 1903) relève d’ailleurs du champ de la SF.

Couverture de la première édition de The Gods of Mars, de Edgar Rice Burroughs, illustration par Frank E. Schoonover, 1918

Couverture de la première édition de The Gods of Mars, de Edgar Rice Burroughs, illustration par Frank E. Schoonover, 1918

Aux Etats-Unis, Edgar Rice Burroughs (le « père » de Tarzan) entame un feuilleton en 1912, Une princesse de Mars, contant les aventures d’un américain, John Carter (celui du film éponyme de 2012), se retrouvant par accident sur Mars au milieu de conflits entre deux civilisations locales. Pour farfelue qu’elle soit cette aventure s’inspire en partie des travaux de l’astronome Percival Lowell, et son succès sera tel qu’une première édition en roman paraîtra en 1917. Ce roman revêt une certaine importance dans la mesure où il préfigure les codes de la science-fiction de la fin des années 20, et du fait que certains auteurs majeurs des années 40 le revendiquèrent comme première source de fascination pour la SF.

           Le genre naissant va toutefois largement souffrir du traumatisme collectif que constitue la première guerre mondiale, conflit où furent testées tout ce que la technologie de l’époque pouvait produire d’armes nouvelles. Disons que les imaginaires d’âges d’or technologiques colportés par les auteurs d’anticipation se sont trouvés confrontés à  l’horreur très réelle des gaz de combat, lance-flammes, chars d’assaut, shrapnels, bombardements aériens… Avec plus de 60 millions d’européens mobilisés, la modernité a su trouver un public pour ses aspects les plus sombres, et ceux qui sont sortis de cette boucherie sans être marqués dans leur chair l’ont au moins été dans leur esprit.

           Après la Grande Guerre, la littérature d’anticipation, ou du moins sa composante la plus technophile, va se faire plus discrète sur le vieux continent, mais l’on notera tout de même l’apparition de la dystopie (ou contre-utopie), sous-genre de la SF décrivant les pires sociétés futuristes imaginables, sous la plume russe de Ievgueni Zamiatine dans son roman Nous Autres (1920), ainsi qu’une vague allemande de grosses productions cinématographiques comprenant le célèbre Metropolis de Fritz Lang (1927), qui fît d’ailleurs un bide à sa sortie. Mais l’essentiel de ce qui nous concerne va désormais se jouer sur un autre continent, car c’est au États-Unis pendant l’entre-deux guerres que va vraiment naître et croître la science-fiction.

…ce sur quoi je poursuivrai dans un prochain billet!

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